L'analyse ergonomique des besoins (AEB) |
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Par Henri FANCHINI ARTIS FACTA - Ingénierie des Facteurs Humains Paru dans les actes du colloque Ingénierie des connaissances IC'99, 14 au 16 juin 99, Polytechnique, Massy Palaiseau. Préambule
À loccasion de la table ronde IC 99 ayant pour thème " Lingénierie des besoins est-elle un défi pour lergonomie cognitive et pour lingénierie des connaissances ? ", ce texte a pour objet de situer un point de vue sur lergonomie en rapport avec lingénierie des besoins. Volontairement sans aborder les questions darticulations méthodologiques entre disciplines et sans nous centrer sur les systèmes informatiques, nous avons choisi de soulever la question de la dimension politique de lanalyse ergonomique des besoins (AEB). Puis, nous retraçons le parcours de lAEB de son substrat originel les situations de travail vers le monde de la conception de produits. Enfin, au travers de quelques exemples, nous esquissons un rapide panorama de la valeur ajoutée de lAEB à la problématique consistant à concevoir ou ne pas concevoir des produits nouveaux. 1. Dimension politique de lanalyse des besoins Lanalyse des besoins, du fait de sa situation en amont dun processus ultérieur de décisions et des enjeux quelle porte, cristallise une indéniable dimension politique. Pour cette raison, il importe de sarrêter quelques instants sur la notion de besoin, notion vaste qui a sensiblement évolué ces dernières années. Comme le souligne Olivier le Goff, auteur dun ouvrage sur linvention du confort [1], dans les années cinquante le besoin était défini (Larousse) comme le " manque dune chose nécessaire ". Bien entendu, ce nécessaire dépendait et dépendra toujours de tout un environnement social et culturel [2], ce qui explique par exemple, les différences culturelles en matière de définition du confort, dun pays à lautre. Trente ans plus tard, la définition du besoin est devenue " une aspiration naturelle et souvent inconsciente ". Pour reprendre les termes de Le Goff, le besoin nexprime ainsi plus le " cri du manque " mais le " désir du nouveau ". Il sagit là dune tendance de fond concernant les sociétés des pays riches. Pour autant, en certains lieux, la seconde définition ne sest pas substituée à la première. En fait, chaque besoin est situé quelque part sur un gradient qui sétend du " cri du manque " au " désir du nouveau ". En regard de ce gradient, lergonomie est convoquée à un grand écart entre deux mondes, le monde du travail et le monde consumériste. Dans le premier, les réponses apportées par lergonomie sattachent aux besoins en matière damélioration des situations de travail, dans le second, elles sappliquent à la conception de produits nouveaux. À lorigine et étymologiquement, en tant que " discours sur le travail ", lergonomie sintéresse au monde du travail, celui de lopérateur, pris dans un faisceau de contraintes et dexigences, disposant de moyens diversement adaptés pour mener à bien sa tâche. Fondamentalement, lergonomie est la science du travail aliéné, pour reprendre une définition chère à Cazamian. Dans ce contexte, lergonomie sintéresse sans discrimination tant aux besoins ancrés dans les strates inférieures de la pyramide de Maslow (besoins physiologiques, besoins de sécurité), quaux besoins de niveaux plus élevés (besoins de reconnaissance, besoins de réalisation de soi). Dans le monde du travail, avant même dapporter une réponse ingénieuse aux besoins (i.e. devenir une ingénierie), lergonomie a dû mener un combat pour lexpression des besoins, en rapport avec la diversité des acteurs sociaux. Parfois sommée de se positionner de façon manichéenne entre productivité (" besoin du patron ") et santé (" besoin des travailleurs "), lergonomie se fait fort darticuler les diverses expressions de besoins autour dun objet et dénominateur commun : lactivité de travail, de tout travailleur interne à lentreprise [3], quil sagisse des ouvriers ou des cadres. À lautre extrémité du gradient, dans le monde du produit, plus proche du " désir du nouveau " porté par lusager ou le consommateur, on pourrait imaginer que les choses sont politiquement plus simples. Or, lidée même de besoin prend sens dans un univers de référence qui est avant tout économique : " la satisfaction des besoins va se faire essentiellement sous forme marchande : dans les sociétés fortement industrialisées, la presque totalité des biens et services utilisés exige le paiement dun prix " [4]. À linstar du rapport des forces existant dans le monde de lentreprise, en matière de satisfaction du besoin par le biais de produits nouveaux, comme le dit Hegel : " un besoin est produit non pas tant par ceux qui léprouvent de manière immédiate, que bien plutôt, par les gens qui cherchent à réaliser un gain en le faisant naître " [5]. Aussi, dans tous les cas, du fait de la diversité des parties en présence, lanalyse des besoins ne saurait faire léconomie dune réflexion consistant à identifier de qui lon sert (ou ne sert pas) les besoins en réalité, que ce soit dans le monde du travail (actionnaires, salariés, clients, fournisseurs, collectivité, état, entreprise ) ou dans le monde du produit (fabricants, distributeurs, démonstrateurs, vendeurs, acheteurs, installateurs, formateurs, exploitants, utilisateurs, dépanneurs). En tant quacteur du processus de conception, ignorer cette dimension cest sexposer tôt ou tard aux effets que Grudin [6] résume en une formule efficace " When those who benefit are not those who do the work then the technology is likely to fail, or at least, be subverted ". Lune des caractéristiques de lanalyse ergonomique des besoins, en rapport avec ses spécificités méthodologiques non détaillées ici, tient au souci réitéré de lergonomie de demeurer proche des dimensions politiques évoquées précédemment.
2. Les enseignements de lAeb, issus du monde du travail De son expérience du monde du travail, lanalyse ergonomique du besoin (AEB) tire plusieurs enseignements, dont certains sont transposables au monde du produit : En premier lieu, il nest pas rare que la satisfaction dun besoin se concrétise dans dautres formes que celle sous laquelle le besoin a été exprimé à lorigine. Ainsi, des besoins formulés comme un manque de moyens techniques trouvent des solutions dans le champ organisationnel, dautres formulés en termes de management relèvent dune inadéquation des outils matériels, des demandes formulées en terme de conditions de travail renvoient à des problèmes de salaire, et ainsi de suite. Dans son instruction du besoin, lergonomie est donc amenée à ne pas préjuger du type de solution susceptible de combler le besoin, quelle soit matérielle ou immatérielle. Ainsi, la palette de réponses aux besoins sétend des solutions issues de la conception doutils à celles relevant de modifications de lorganisation du travail, voire de la transformation des représentations mentales portant sur les caractéristiques du travail, de lorganisation, des exigences, etc. En second lieu, il arrive que lergonome soit amené à pointer, parfois de façon dérangeante, les limites du domaine technique retenu, par lingénierie des besoins (IB), pour répondre aux besoins " réels ". Par exemple, dans un projet dinformatisation du dossier médical, il a été démontré, grâce à lanalyse du travail réel individuel et collectif du personnel soignant, que pour certains circuits existants dinformations qui ont une forte valeur ajoutée pour la prise de décisions urgentes en environnement incertain, les solutions apportées ne seraient pas satisfaisantes si elles étaient supportées par des moyens informatisés. Enfin, lAEB qui aborde les besoins par le prisme de lactivité (en loccurrence lactivité de travail) fait émerger une approche globale du sujet (opérateur, opérateur collectif) : il sagit de prendre en compte à la fois le contexte, lenvironnement dans lequel sopère lactivité, les caractéristiques physiologiques, cognitives, sociales et psychiques humaines à considérer, les moyens à disposition, les exigences et les contraintes, etc. Cette vision globale fait parfois défaut au monde de la conception qui vise le consommateur sous un angle élémentaire, celui du produit nouveau. Combien de produits conçus savèrent idéaux dans labsolu, mais sont disqualifiés une fois placés dans un réel contexte dusage ? Que lon considère le nombre dobjets nécessitant une alimentation électrique autonome qui sont conçus sans avoir dénombré la panoplie considérable en piles de toutes sortes que véhicule à longueur de temps " lhomme moderne " (montre, téléphone, agenda électronique, clefs de voiture, boîtier douverture du garage, etc). Que lon considère encore, dans le domaine des IHM des sites web par exemple, le fait doublier que le site fait partie dun ensemble. À une application traditionnelle correspond une expérience unique de linterface par lutilisateur (même si le multifenêtrage permet de passer dune application à lautre). Sur le web, lusager se déplace dun site à lautre et la frontière entre les différentes apparences des sites est floue. Lusager ressent limpression quil utilise le web comme un tout. En conséquence, linterface dun site donné est interprétée selon les " conventions " les plus fréquentes adoptées pour dautres sites, quand bien même cette interface serait plus astucieuse et innovante que le reste. Partant de lopérateur, au centre du monde du travail, lAEB sattache, dans le monde du produit, à lusager. Elle rejoint ainsi les préoccupations du marketing, lorsque ce dernier ne se satisfait plus de la notion de consommateur, voire de son acception la plus restrictive, à savoir, lacheteur
3. LAeb dans le cadre de la conception de produits nouveaux A linterface entre les gens du marketing qui, à partir de la connaissance du consommateur, tendent à diriger le produit vers le meilleur marché et les concepteurs techniques garants de la faisabilité technique, de la rationalité fonctionnelle et économique, lergonomie éclaire lanalyse des besoins des usagers à partir de la compréhension des logiques opératoires et des contextes dusage effectifs. Lanalyse ergonomique des besoins (AEB) sinscrit dans le cadre général du mouvement anglo-saxon dit de conception centrée sur lutilisateur (User Centred Design). Les bienfaits de cette approche résident dans le fait que " les effets ergonomiques sur le produit (qualité du produit) sont le résultat des effets ergonomiques sur le processus de conception (qualité du processus) " [7]. Lintervention de lergonome a souvent le mérite délargir la problématique en (re)posant la question du " Quoi ? ", alors que les concepteurs sont déjà dans la posture du " Comment ? " : faire pour qui ? puis décider de faire ou ne pas faire, avec toutes les conséquences que cela peut comporter. La réussite du projet de conception dun produit nouveau tient alors tant à la pertinence de lanalyse des besoins de lusager final réalisée par lergonome, quà la contribution de celui-ci au processus de conception (contribution qui le conduit bien souvent à mener en préalable une analyse des besoins des concepteurs en tant que tels). Quelques interventions récentes, menées par notre société, permettent dillustrer la plus value de lAEB : Situation 1 : la Direction R & D dune entreprise conçoit un nouveau prototype équipant des fours industriels (cuisson du verre, de la céramique, etc ). Les premières réflexions portent sur lalternative suivante : concevoir un équipement jetable, à moindre coût, qui sera éventuellement "condamné" car endommagé en cas darrêt durgence des fours et dont la maintenance se résumera à léchange standard par le fabriquant ? Ou à linverse, concevoir un produit plus noble (alliages coûteux) nécessitant chez le client le développement et le maintien de compétences en interne pour en assurer l'entretien, le réglage et la sauvegarde en cas d'incident technique ? LAEB, fondée sur les contextes réels dexploitation et lusage des prototypes antérieurs déjà installés chez des clients, va permettre déclairer le partage possible, en matière de satisfaction des besoins, des rôles entre ce qui peut être " assumé " par l'objet en tant que tel et ce qui relève de la formation, l'assistance technique et la maintenance, tant chez le fournisseur que chez lexploitant. Situation 2 : le donneur dordres souhaite connaître les nouveaux besoins (plus exactement, sa représentation desdits besoins) en matière de télécommunications à partir dun type spécifique déquipements en usage dans les petites entreprises et auprès des professions libérales. Léquipe de conception a " dans les cartons " le projet denrichir les équipements classiques par des innovations fonctionnelles basées sur des technologies nouvelles. LAEB révèle, quà quelques imperfections mineures près, les produits actuels donnent entière satisfaction principalement du fait de leur simplicité dusage, de leur disponibilité et de leur facilité dapprentissage. Dun côté, aucun besoin nouveau. De lautre, la tentation doffrir plus quil nen faut au détriment des qualités plébiscitées. LAEB révèle un non-besoin. La vérité est problématique et les ergonomes se doivent de prendre en compte léventualité dune menace sur la pérennité de léquipe de concepteurs, si, au vu du constat de carence en besoins nouveaux, lambition du projet de conception est revue à la baisse Situation 3 : Un constructeur déquipements de traitement du courrier souhaite développer une nouvelle gamme de produits, pour se démarquer de la concurrence en se fondant sur des avancées technologiques et sur une plus grande homogénéité des IHM de ses produits. LAEB va révéler, à partir dune analyse sur les lieux de vente, que les distributeurs et vendeurs des produits actuels ont des difficultés à sapproprier les produits et à user de démonstrations probantes, tant la diversité entre machines et la complexité des IHM sont grandes. À lorientation de départ consistant à faire " toujours plus " que les concurrents se substitue une autre approche qui sarticule autour dune réflexion sur les fonctionnalités pertinentes à implémenter dans les futurs produits, en " tenant " la distinction, tout au long du processus de conception, entre, dune part, les fonctionnalités qui seront véritablement utiles à l'usager, et dautre part, les fonctionnalités " d'appel ", à vocation de différenciation marketing, mises en exergue sur les supports publicitaires. Situation 4 : En labsence de référentiel, il faut parfois créer le besoin pour l'analyser. Le contexte de létude est prospectif : il sagit dinstruire la " maturité " technique et culturelle dun projet en rapport avec la pénétration du multimédia dans les foyers domestiques. Un panel de 250 foyers reçoit une dotation en équipements multimédia, et lémergence de nouveaux besoins est induite par la mise à disposition dune offre " prototype ", assurée par des fournisseurs de services multimédias (vidéo à la demande, téléachats, télétravail, etc ). LAEB à partir denquêtes par questionnaires, de réunions dusagers et dentretiens en face à face au domicile va permettre de distinguer dune part, les besoins " iatrogènes " qui savèrent être le contrecoup de problèmes dutilisabilité et dappropriation liés à la technique, et dautre part, les besoins " induits " qui sont précurseurs dune évolution des usages domestiques et des modes de vie, faisant écho à lutilité potentielle des services, intéressant les offreurs de services. Ces quelques exemples témoignent de la richesse des réflexions produites à ce jour par lanalyse ergonomique des besoins. Elle place lergonome en situation privilégiée pour assumer, avec le chef de projet, le rôle de détenteur de la vision (vision holder), tel quil est prévu dans les grands projets dingénierie des besoins, cest-à-dire le rôle consistant à sassurer que la cohérence et la substance de la vision initiale sont conservées au fur et à mesure que le projet se déroule.
[1] LE GOFF, O. ( 1994) Linvention du confort. Naissance dune forme sociale, Presses Universitaires de Lyon. [2] BOURDIEU, P. (1979) La distinction, Minuit, 1979 [3] Pour certains mouvements de pensée, comme le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), lentreprise est définie comme une machine à satisfaire les besoins (parfois contradictoires) dune pluralité dacteurs : létat, les clients, les salariés, la collectivité, les concurrents, les actionnaires, les fournisseurs, et le fonctionnement même de lentreprise. [4] SCARDIGLI ;V. (1983) La consommation, culture du quotidien, PUF. [5] HEGEL, G.W.F. (1975) La société civile bourgeoise, Maspero. [6] GRUDIN, J. (1987) Social evaluation of the user interface : who does the work and who gets the benefit. Proceedings of INTERACT 87 : IFIF Conference on Human-Computer Interaction. Stuttgard, Germany. [7] NICOLOPOULOU, H. (1997). Lergonomie de conception : technologie sociale ou technologie managériale. Communication au Colloque " Technologie sociale et théorie de laction ", Besançon, 26-27 mars 1997.
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