Paradoxes et nouvelles orientations du facteur humain en sûreté de fonctionnement |
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Par Henri FANCHINI ARTIS FACTA - Ingénierie des Facteurs Humains Paru dans la Revue l'ARMEMENT numéro 67, septembre 1999. Résumé Un responsable de la sûreté et de lenvironnement dun groupe industriel, avouait récemment que " on ne sait pas se dépatouiller du Facteur Humain. Cest plutôt un angle de vue quune modalité pratique ". En réponse, nous levons quelques ambiguïtés du terme " facteur humain ", en développant lidée que lHomme ne peut pas être abordé comme un facteur. Pointant les croyances disparates qui coexistent au sein des organisations, nous esquissons les nouvelles orientations de recherche qui, délaissant laccent mis sur lopérateur individuel, interrogent désormais les organisations et le management, au travers de la question de la culture de sûreté. Lhomme nest pas factorisable Apparue dès le 19ème siècle dans les cercles militaires, pour désigner lopérateur de premier niveau qui actionne les dispositifs techniques, la notion de facteurs humains (FH) sest structurée en courant de pensée à partir détudes menées par larmée américaine, lors de la seconde guerre mondiale, afin daméliorer les systèmes darmes de plus en plus complexes. Entre deux guerres, la Human Factors and Ergonomics Society (HFES) oriente le courant de pensée principalement vers la recherche de la performance. Puis, en intégrant lergonomie et la dimension " adaptation du travail à lhomme ", lHFES se fixera comme objectif de créer et de diffuser des connaissances permettant de concevoir des systèmes faisant interagir des hommes et des machines dans des environnements variés, en vue daméliorer non seulement leur efficacité, mais également leur sûreté et leur facilité dutilisation. Les accidents industriels majeurs (Three Miles Island, Bhopal, Tchernobyl, Challenger ) ne feront quaccentuer lorientation des Facteurs Humains vers la fiabilité humaine. Quil sagisse du taylorisme, qui ne considère de lhomme que la part utile, en loccurrence le travail musculaire, le priant de laisser le reste au vestiaire, ou encore du cognitivisme, qui ne considère que sa forme mentale, sattachant à en connaître les raisonnements tout en ignorant les dimensions physiologiques, psychiques et sociales en jeu, force est de constater que la " question humaine " na toujours été abordée que sous une forme partielle, comme un facteur parmi dautres. De même, dans les entreprises, la Sûreté de Fonctionnement (SdF) procède par strates successives, les avancées étant dabord techniques, puis réglementaires, le levier FH nétant actionné que lorsque les leviers techniques sont " au taquet ". Le paradigme dominant de ces courants de pensée relève dune logique dintégration, qui semploie à rapatrier la part de lhomme qui peut " en létat " sintégrer dans le dispositif densemble, en considérant le reste comme inexploitable ou dans le meilleur des cas comme un bruit de fond à neutraliser. Lhomme est considéré analytiquement comme un sous-ensemble décomposable dont une ingénierie ad hoc peut intégrer les parties indépendamment les unes des autres. Alors que les accidents, comme Challenger [1], viennent nous rappeler régulièrement les limites de la maîtrise technique, deux raisons extrêmes peuvent justifier la place de lhomme dans les systèmes :
Quelle quen soit la raison, dès lors que lhomme est là pour ce quil vaut, il doit être considéré pour ce quil est. Ainsi, la sociologie compréhensive (Weber, Habermas) nous fait connaître que laction humaine relève toujours de la recherche dun équilibre entre plusieurs rationalités, parfois contradictoires :
Aussi, entre la technique et lhomme multidimensionnel, ce nest pas la logique dintégration qui prévaut, mais bien une logique de confrontation, une mise en tension permanente, où lhomme ne peut se défaire de ses parties indésirables aux yeux de lingénierie. En ce sens, le FH résiste en tant que " modalité pratique " et mérite que lon adopte à son encontre un " angle de vue ", tout à la fois systémique et éthique. Cette logique de confrontation sexprime dautant mieux que les services en charge des questions de SdF intègrent des compétences pluridisciplinaires, notamment issues des sciences humaines, et ne sont pas constitués exclusivement dingénieurs. Quand la technique et lhomme doivent sassembler, la résultante est irréductiblement hétérogène. Même si la part intégrable de lhomme progresse de pair avec la connaissance, elle nen demeure pas moins marginale en regard de sa globalité : lhomme ne peut être appréhendé sous forme de facteur. Dès lors, même quand il ne représente quune portion limitée du dispositif sociotechnique, dans une perspective de SdF, cest autour de lui quil convient dorganiser le reste du système
Lhomme agent de fiabilité faillible et/ou agent extra-tolérant ? Par analogie avec la fiabilité technique, dès 1962, la fiabilité humaine a été définie comme " la probabilité qu'un individu effectue avec succès la mission qu'il doit accomplir, pendant une durée déterminée et dans des conditions définies ". Dès cette époque, la transposition à la fiabilité de lhomme des modes de raisonnement utilisés pour traiter de la fiabilité technique na cessé de mettre en exergue le manque de fiabilité du FH, au fur et à mesure que la fiabilité technique s'améliorait. Néanmoins, les études centrées sur la quantification de lerreur humaine et lanalyse probabiliste du FH, ont ouvert la voie à la réflexion sur la place de lhomme dans les systèmes. Lidée de substituer la machine au " maillon faible " humain ne sera tempérée que, vers les années 80, sous linfluence de la psychologie cognitive, de lanthropologie du travail, de lergonomie et de la psychodynamique qui montrent alors limportance des facteurs de contextes externes sur la performance humaine en matière de fiabilité, et insistent sur la contribution positive de lhomme à la sûreté des systèmes. Aujourdhui un consensus prévaut, où il est convenu de dire que lhomme est un agent de fiabilité faillible. Il est important de noter, par opposition à la machine, que, pour lhomme, ce manque de fiabilité est moins imputable au fait de commettre des erreurs quau fait de ne pas être à même de toutes les récupérer. Aussi, les efforts pour améliorer la fiabilité humaine devraient-ils porter autant sinon plus sur la mise en place dun environnement technique et organisationnel lui permettant de détecter et de récupérer ses propres erreurs, en privilégiant la réversibilité des systèmes, que sur un environnement lui évitant den commettre. Toutefois, lorsque lon parle de fiabilité humaine, lon passe sous silence dautres dimensions, qui relèvent de lextra tolérance [2] humaine :
La confusion est fréquente entre manque de fiabilité et défaut de robustesse ou dadaptabilité. On omet alors de considérer que lintervention humaine sest matérialisée dans une zone où les machines " fiables " étaient disqualifiées doffice. Par ailleurs, il y a une sorte de contradiction entre la fiabilité, qui relève dun univers " prévu ", et ladaptabilité, qui sexerce dans un univers imprévu, voire imprévisible. Il y a donc comme un paradoxe à attendre de lhomme quil développe à la fois des capacités optimales dans les deux registres " antagonistes " que sont la fiabilité et ladaptabilité. Zéro incident, croyances et discours associés Lidée de lobtention de la SdF en faisant coïncider simplement la dimension de lindividu avec la dimension de la technique est en déclin, et à partir des années 90, une orientation nette a été prise en matière de R&D, axée sur les systèmes de management et les questions de culture de sûreté. Pour autant, cette orientation ne sest pas encore répercutée dans les entreprises, où le cheval de bataille reste lindividu et non pas lorganisation. À linstar des autres zéros (papier, stock, défaut, etc) le zéro incident est le leitmotiv de beaucoup de grandes entreprises. Cest lobjectif ultime à atteindre, prôné par les dirigeants les plus élevés, qui exhortent leurs cadres à sinvestir dans cette croisade. Engagement de la Direction, exemplarité de l'encadrement, cohérence, présence sur le terrain, sensibilisation et responsabilisation, s'impliquer, communiquer, et le montrer, sont les maîtres mots. Pourtant, nous sommes de plus en plus nombreux à admettre quil existe un taux incompressible derreurs, indissociable du processus dapprentissage humain. Et quand bien même ce zéro incident serait-il atteint, à quel coût et pour quelle durée pourrait-il être maintenu ? Aussi, dans les organisations, la " gestion du FH " donne lieu à des croyances et à des dispositions pratiques diversifiées, souvent antinomiques. À un extrême, erreur et nature humaine forment un amalgame qui rime avec faute et sanction. Une parade réside dans la sélection. Mais considérer que la compétence est un attribut intrinsèque de la personne, cest souvent une manière inélégante qua lorganisation de se dédouaner de son incapacité à construire ces compétences en rapport avec le travail. Une autre parade procède de l'évincement de l'homme ou de la limitation de la portée de son action. Ainsi, dans certaines armes, les spécialistes du FH sont convoqués à mettre en place toutes formes possibles de verrouillage, par la technique et par l'organisationnel, afin d'éviter d'aller trop loin dans les actions erronées. Mais le coût de lautomatisation est souvent prohibitif. Par ailleurs, un certain nombre de fiascos militaires, en particulier les quasi-accidents nucléaires lors de la guerre froide [3], tendraient à montrer les limites de cette conception. Plus bienveillantes sont les dispositions qui visent à l'évitement de l'erreur, en déployant des efforts pour remonter le plus en amont des précurseurs des dysfonctionnements : chasse aux anomalies, gestion des presque événements ou encore la conception de systèmes techniques tolérants aux erreurs. Malgré tout, la question du FH n'arrive pas à s'affranchir de celle du comportement individuel. Priorité est alors donnée à l'éducation comportementale et la culture du " bien être ", axée sur l'hygiène et la santé individuelle, est institutionnellement encouragée. Enfin, lorsquun certain degré de confiance vis-à-vis de lhomme est affiché, cest principalement dans les contextes où, de facto, son influence est quasi inopérante face aux automatismes. Ces différents états d'avancement de la réflexion sur la place de l'homme cohabitent souvent au sein d'une même organisation. Pour lencadrement, il en résulte des dissonances cognitives lourdes à porter. Dans le même temps, instaurer la confiance et la transparence nécessaires au retour dexpérience incidentel, et, dautre part, obtenir à tout prix des résultats au profit du zéro incident, prête à des injonctions paradoxales qui néchappent pas aux subordonnés. À trop vouloir diminuer les indicateurs jusquà zéro, on induit des stratagèmes et des pressions pour ne pas déclarer les incidents, minimiser leur gravité ou encore limiter la durée des arrêts de travail. De fait, le discours du zéro-défaut conduit à une impasse sémantique, une contradiction entre une ambition affichée et les décisions pragmatiques courantes. Accident organisationnel et culture de sûreté Le prochain axe de progrès réside vraisemblablement dans la compréhension des contributions de lorganisation et du management en tant que tels aux résultats en SdF [4] et dans la réémergence de la dimension collective. Face à la précarisation de lemploi, la flexibilité, et à tous les facteurs économiques qui vont dans le sens dune force de travail contingente, certains auteurs pronostiquent des modifications profondes du " contrat psychologique " passé entre employeurs et employés. Chez les managers, supposés maîtriser les situations, nombreux sont ceux qui ont fait lexpérience dun accroissement de linsécurité de lemploi, de lérosion de la motivation et de la loyauté. Le concept de stress organisationnel simpose de plus en plus. Récemment, Hale et Hovden [5] ont procédé à une large revue de la littérature internationale portant sur les approches des facteurs organisationnels ayant un impact sur la sûreté, la santé et la protection de lenvironnement. En classant ces facteurs selon quatre grilles de lecture des organisations (structurelle, ressources humaines, politique et symbolique), ils recherchent lémergence de corrélations entre de bons résultats en SdF et certains facteurs organisationnels (nombres de règles internes, discipline, stress, relations de travail, communication interne, etc). Reason [6], par démarcation avec laccident individuel, donne une définition de laccident organisationnel : cest un accident rare, aux conséquences étendues, mettant en jeu plusieurs défenses, ayant des causes multiples, produit des nouvelles technologies, et dont la genèse est " longue ". Il soutient la thèse que les technologies modernes, bien défendues comme les centrales nucléaires, les usines chimiques et laviation commerciale sont plus vulnérables aux effets dune piètre culture de sûreté que les industries traditionnelles qui impliquent une proximité entre les gens et les risques comme les mines, la construction, lindustrie pétrolière, les infrastructures ferrées et les transports routiers. Dans ces systèmes modernes, la culture de sûreté est lélément crucial. Par culture, il faut entendre un partage de valeurs (ce qui est important) et de croyances (comment les choses fonctionnent) qui interagissent avec les structures de lorganisation et les systèmes de contrôle afin de produire des normes comportementales (la manière que lon a de faire les choses par ici). Une piètre culture de sûreté se traduit par une augmentation des erreurs actives, la diffusion dune atmosphère de non-adhésion aux pratiques de prudence, des violations routinières, et un manque de volonté de la part du management pour traiter proactivement des déficiences connues des défenses en profondeur. Lhistoire des accidents organisationnels est riche dexemples de management négligeant ou repoussant à plus tard la mise en place de mesures correctrices, comme en témoigne louvrage de Llory [7]. Reason fustige la mode de la culture du non-blâme systématique et milite pour une culture de sûreté juste, cest-à-dire, permettant à chaque individu dêtre au clair avec ce qui détermine la différence entre action acceptable et inacceptable. À cet égard, il donne un certain nombre de pistes permettant de distinguer les erreurs des violations, ces dernières pouvant avoir une double origine, contextuelle ou motivationnelle, et pour décider de lopportunité ou non de sanctions. Les anglo-saxons, qui ont une vision principalement top down de la culture de sûreté, pensent que celle-ci peut se soumettre à une certaine forme dingénierie, alors que lapproche francophone considère que la culture de sûreté, pour partie nest pas consciente, quelle procède dhéritages, de routines, de savoir-faire de prudence, et noffre par conséquent quune prise limitée aux décisions top down. Lobtention dune culture de sûreté requiert de partager un même angle de vue quant au FH, et de mettre en adéquation les décisions de management avec cette vision. La culture de sûreté sélabore, sur le long terme, à partir de déléments fragiles que sont la transparence, la peur, le doute, la confiance, la reconnaissance, la cohérence, lusage des règles, etc. Par exemple, la peur doit être considérée différemment selon les niveaux où elle sexerce. Les organisations qui ont désappris la peur sont sujettes au laisser-aller en matière de culture de sûreté. Or, en matière de SdF, on attend souvent des opérateurs une attitude interrogative, en particulier chez ceux qui, pilotant et supervisant les procédés, contribuent aux lignes de défense en profondeur du système. À lexclusion des situations où lon ne dispose pas du temps suffisant pour se poser des questions et où tout se résume à une question de réflexes issus dune longue pratique dentraînements (cas de certaines équipes des systèmes de combat), en SdF, la " culture " du doute est généralement encouragée. Dans cet esprit, toute information issue des capteurs est sujette à caution et demande à être vérifiée. Mais cette culture du doute ne peut être bénéfique que si elle prend appui sur une assez bonne confiance dans la fiabilité du système piloté et sur des relations de confiance avec les collègues de travail. Elle relève dun équilibre fragile qui peut se dérégler. Face au risque voire à la sanction, le doute peut être contaminé par la peur. À trop douter, on sexpose individuellement à une forme de névrose obsessionnelle, qui sexprime par des vérifications réitérées plus quil nen faut, au détriment de lavancement du travail. Ce faisant, ce travail qui piétine est source de tension entre équipes, et engendre une dégradation de la confiance entre collègues. Sélabore alors un cercle vicieux, entre peur, exacerbation du doute et perte de confiance. Tous ces ingrédients, doute, transparence, confiance etc. nont de vertu que sils sont érigés en tant que culture, cest-à-dire dans la mesure où ils contribuent à linstauration dun dialogue au sein des équipes et de la hiérarchie. Cest au niveau des organisations et du management quil convient de les travailler, tout en nuance et avec patience. Les organisations nauront acquis leur pleine maturité en matière de sûreté de fonctionnement, que lorsque, ayant admis que lhomme nest pas soluble dans la technique, elles auront la sagesse de considérer quun fonctionnement sous-optimal au plan de la rationalité instrumentale peut avoir pour contrepartie bénéfique une réserve dadaptation de lorganisation face à un environnement ouvert et incertain
Bibliographie [1] Vaughan, D. (1996). The Challenger Launch Decision. Risky technology, culture, and deviance at Nasa. The University of Chicago Press. [2] Fanchini, H. & Bieder, C. (1996). Le rôle positif de l'homme dans la fiabilité des systèmes. Rapport ISdF, Projet 7/95. [3] Sagan, S. D. (1993). The limits of Safety : Organizations, Accidents and Nuclear Weapons. Princeton University Press, Princeton, New Jersey. [4] Fanchini, H. & Vallee, G. (1999). Impact des changements organisationnels sur la performance des systèmes dexploitation et/ou de production industrielle. Réflexions sur la maîtrise des risques organisationnels. Rapport ISdF, Projet 1/97. [5] Hale, A. R. & Hovden, J. (199 ?). Management and culture : the third age of safety. A review of approaches to organizational aspects of safety, health and environment. In Safety management. The challenge of change, A. HALE, M. BARAM, Ed., Pergamon, Elsevier Science, Oxford, RU, 1998, chapitre 11, p.129-165. [6] Reason J. (1998), Achieving a safe culture : theory and practice. Work and Stress, 1998, vol. 12, n° 3, 293-306. [7] Llory M. (1996) Accidents Industriels : le coût du silence. Opérateurs privés de parole et cadres introuvables. L'Harmattan.
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