Linguistique et analyse de l'activité : une pratique de l'intervention en ergonomie de conception |
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Par Isabelle LEGLISE et Pascale SOULARD ARTIS FACTA - Ingénierie des Facteurs Humains Paru dans les actes du XXXIIème de la Société d'Ergonomie de Langue Française (SELF), Lyon. Défendant le point de vue qu'une intervention en ergonomie de conception doit s'appuyer sur une analyse fine de l'activité des opérateurs ou des pratiques des utilisateurs [1], nous avons été amenées à nous intéresser aux méthodes et disciplines permettant une meilleure appréhension de cette activité. Nous avons ainsi, au fil des pratiques et des réflexions en commun, mis au point une démarche d'intervention commune s'inspirant de méthodes d'observation, de recueil et d'analyse de données et de traitement des résultats issues de la linguistique, de l'ethnométhodologie et de l'analyse de l'activité. 1. L'ergonomie et le processus de conception La démarche que nous souhaitons présenter se situe dans le champ de l'ergonomie de conception [2]. Elle fait référence à un certain nombre d'interventions que nous avons effectuées dans ce domaine et qui ont donné lieu à des réflexions et recherches associées. Elle vise avant tout la fourniture de préconisations et de recommandations en relation avec l'équipe projet conceptrice [3] mais comporte également un objectif fondamental de mise au point d'une pratique originale, à plus long terme.
Nos études s'appliquent, à l'intérieur du processus de conception :
La démarche proposée, applicable à ces différents niveaux, est fondée sur une pratique de l'intervention élaborée interdisciplinairement dès son commencement et a pour point central l'analyse croisée des données par l'ergonome et le linguiste.
2. Une démarche interdisciplinaire en plusieurs étapes La démarche adoptée se décompose en plusieurs étapes ; on peut isoler l'observation initiale, la définition d'hypothèses et la mise au point d'un protocole, le recueil des données, leur dépouillement, une première analyse, une analyse croisée proprement dite, et enfin, la formulation des résultats et des recommandations pour l'équipe de conception. Cette démarche n'est cependant ni linéaire ni séquentielle, les étapes étant suivies de façon itérative ou récursive en fonction des interventions, de la demande des concepteurs et de nos objectifs. Le schéma suivant résume de manière simplifiée les différentes étapes décrites :
2.1. Observation initiale
La première étape consiste en une phase d'observation et de prise de contact avec les opérateurs et les situations de référence. Durant cette phase, menée en parallèle et conjointement par ergonome et linguiste, un premier recueil de données "spontané" en relation avec nos propres expériences, pratiques et recherches est réalisé. Observation directe, voire participante, premiers enregistrements audio les moins perturbateurs possibles, entretiens avec les différents acteurs, lecture sur le sujet de la littérature et des manuels de référence, premières comparaisons "tâche prescrite / tâche réelle"... sont ainsi effectués. Une première appréhension de la situation à étudier est ainsi possible et donne lieu à deux comptes-rendus complémentaires en fonction du regard spécifique de chacune.
2.2. Définition des hypothèses et du protocole de recueil des données
Cette étape est particulièrement importante et fonde l'intérêt des données qui seront ensuite recueillies sur le terrain. Chacune participe activement à l'élaboration des hypothèses dont dépend le protocole mis au point : en fonction des hypothèses à tester, des situations de référence sont définies, les modes et modalités de recueil sont élaborés (définition des moyens à employer, enregistrement, angle de vue, consignes...[4] [5]) ainsi que le rôle des intervenants au cours de la phase de recueil.
2.3. Recueil de données
Le recueil de données s'effectue également en commun, chacune usant des moyens adéquats pour recueillir les données à traiter. Si l'analyse de l'activité nécessite des enregistrements vidéo ou des copies d'écrans informatiques par exemple, l'analyse linguistique, elle, nécessite des enregistrements audio de bonne qualité, avec séparation des voix des locuteurs sur différentes pistes d'enregistrement... La prise de photos, la tenue d'un journal durant le recueil, outils plus spécifiques de l'ethnométhodologue, sont de même utilisés. Les données recueillies devant permettre non seulement deux analyses en parallèle mais des analyses croisées ; il est indispensable qu'un recueil commun permette ces comparaisons (par exemple la mise en perspective des tâches effectuées et des verbalisations, des activités gestuelles et la manipulation ou l'écriture de documents informels, l'intonation et la posture des opérateurs...). Le recueil est voulu, dans la limite d'une pertinence des informations à recueillir définie en 2.2 [3], le plus large possible. La moindre information, indication ou trace, auditive, écrite, gestuelle, visuelle voire sensorielle est repérée, l'hypothèse haute étant favorisée lors du recueil. Enfin, notre démarche n'étant pas linéaire, le protocole peut être amené à changer en cours de recueil, ce dernier s'effectuant parfois sur plusieurs mois.
2.4. Dépouillement, transcription, analyse
Le premier dépouillement des données consiste en une fine transcription des verbalisations recueillies, étape incontournable du linguiste, et en le repérage des événements, actions élémentaires ou états en liaison avec l'activité des opérateurs, du côté de l'ergonome. Ces dépouillements effectués en parallèle sont supportés par un même outil : le logiciel Kronos qui permet ensuite la mise en commun de nos résultats. En effet, un protocole de description commun est d'abord adopté et les verbalisations comme les observables sont ensuite saisis et analysés de façon chronologique.
L'ergonome peut alors élaborer, sur la base de l'analyse des actions, postures, déplacements, gestes ou encore regards des opérateurs, une analyse de leur activité et tenter une modélisation associée. Des graphes d'activité sont réalisés, permettant d'étudier l'activité des opérateurs, de comparer les actions observées avec les actions attendues et de faire des hypothèses sur l'activité future probable [6] en fonction des évolutions du système en cours de conception.
L'analyse du linguiste, elle, s'attache à repérer, mettre en évidence et expliquer l'apparition, dans le discours des opérateurs, de traces et marqueurs linguistiques particuliers tels qu'un lexique spécifique utilisé, une tournure d'énoncé utilisée et reprise, un temps verbal ou mode, des marques de la personne, de la subjectivité, une intonation particulière, des changements de débit, répétitions... La comparaison de différentes verbalisations, lors de la réalisation de différentes tâches, et lors d'entretiens a posteriori permet de dégager de premières tendances sur les pratiques langagières en cours : qui parle à qui, de quoi, comment, quand ...
A la fin de cette étape, de la base de données brutes que nous avions lors du recueil, nous sommes passées à une base de données "transcrites" commune, constituée par les analyses de l'activité, sous Kronos, et les analyses des verbalisations transcrites.
2.5 Analyse croisée
La phase d'analyse croisée, supportée par l'outil commun que constitue cette base de données "transcrites", est le moment où les hypothèses émises des deux côtés peuvent être vérifiées. Si l'analyse linguistique a pu dégager des régularités dans le discours et des structures d'énoncés associées intuitivement à certaines actions, la comparaison des graphes d'activités avec l'analyse de ces énoncés peut être fort fructueuse. De même si l'analyse de l'activité a pu dégager des flux communicationnels importants entre plusieurs opérateurs apparemment identiques d'un point de vue statistique, la comparaison avec l'analyse linguistique peut permettre d'en donner la nature et de les distinguer. On peut alors, par exemple, les mettre en relation avec le moment de leur énonciation et avec la tâche réalisée .
2.6 Élaboration des recommandations
Le but de cette étape consiste en la formulation de préconisations adressées à l'équipe de conception. Il s'agit donc, sur la base de l'activité future probable des opérateurs, définie auparavant, d'émettre des préconisations prenant en compte les contraintes techniques des concepteurs, les idées novatrices des projeteurs et des chercheurs, l'amélioration des conditions de travail ...ceci dans le cadre d'une conception centrée utilisateur. Il s'agit donc de préconisations ergonomiques habituelles, mais dans lesquelles la linguistique trouve aussi sa place, sous la forme par exemple de préconisations terminologiques lors de la formulation de dialogues dans une interface.
2.7 Autres résultats
Une telle démarche et de telles interventions, en dehors de buts spécifiques définis, offrent au chercheur et au praticien, dans chacune des deux disciplines, un certain nombre de résultats complémentaires et non négligeables. Certains sont spécifiques à la discipline du point de vue de la recherche, d'autres s'offrent comme des hypothèses de travail à approfondir lors d'études plus poussées, d'autres enfin sont directement réutilisables par exemple au niveau de la démarche elle-même.
3. Deux exemples d'interventions communes 3.1. Un exemple centré utilisateur : les tests d'utilisabilité d'un équipement téléphonique
Ce premier exemple est tiré d'une intervention dont l'objectif était de tester, d'un point de vue ergonomique, les modes d'usage, la configuration des touches et la logique des dialogues d'un téléphone répondeur fax, sans remettre en cause les fonctionnalités de base de l'appareil, et dans le but de fournir des recommandations quant aux conditions minimales requises pour l'utilisabilité d'un tel appareil. Pour cela, des scénarios de tests ont été élaborés sur une première maquette et soumis à 16 futurs utilisateurs. Au cours des tests, le recueil des données s'est fait au moyen d'enregistrements audio/vidéo systématiques, leur analyse permettant ensuite de faire des recommandations d'utilisabilité.
Réaliser des tests d'utilisabilité consiste classiquement à étudier les actions effectuées par les utilisateurs sur l'appareil testé. Ces tests comportent généralement une phase d'entretiens a posteriori visant à recueillir l'opinion des utilisateurs sur l'appareil. Or, on note souvent un écart entre le nombre important de tentatives infructueuses lors des tests et une opinion plutôt positive recueillie lors de ces entretiens.
Nous aimerions défendre ici l'intérêt de se donner les moyens linguistiques de comparer les verbalisations lors des tests aux verbalisations a posteriori, afin de pondérer le discours des utilisateurs en resituant par exemple leurs productions langagières dans les différentes situations. De plus, l'étude des verbalisations lors du passage des tests est un indicateur intéressant des savoirs techniques des utilisateurs et un moyen d'accès aux raisonnements développés par ces derniers.
* Le sens des mots ou comment avoir accès aux savoirs techniques
L'un des buts étant d'avoir accès aux savoirs techniques des utilisateurs, l'analyse linguistique s'est attachée à repérer dans leur discours des termes introduisant ces savoirs afin de pouvoir les isoler. Ces termes tels que "normalement", "c'est logique/c'est pas logique", "c'est normal", "en général", la présence du présent de vérité générale, "quand" marqueur de répétition (chaque fois que) fonctionnent comme autant de marques de la norme, de la logique ou de l'habitude de l'utilisateur. Ainsi, dans les deux énoncés suivants, à la suite de ces indicateurs trouve-t-on l'expression de savoirs techniques issus du bon sens, de la logique ou de l'expérience :
(1) Quand tu reçois une télécopie ça / ça raccroche automatiquement (2) oui mais normalement / c'est pas logique / tu décroches pas pour un fax
On peut en déduire que pour cet utilisateur : un fax raccroche automatiquement en fin de réception et un fax décroche automatiquement en début d'émission, du moins c'est ce à quoi il s'attend.
De tels savoirs, quasiment incorporés, sont difficilement accessibles par l'étude seule des actions effectuées sur l'appareil. Contrevenir à ces savoirs, en matière de conception, ce qui fut le cas ici, occasionne nombre d'actions infructueuses... Si une distance inévitable existe entre savoirs de référence et savoirs sur l'usage de nouveaux systèmes, une telle démarche permet d'évaluer cette distance plus précisément pour éventuellement la réduire, afin qu'elle ne constitue pas une condition de rejet du système en cours de conception.
* L'accès au raisonnement : un exemple d'analyse croisée
Ce tableau recense un court extrait des données transcrites : les verbalisations et les actions élémentaires sur l'appareil. L'analyse croisée de ces deux observables nous permet de suivre le raisonnement de l'utilisateur à la trace, au travers de ses hypothèses et déductions (marques dans la langue et dans ses actes) hypothèses : peut-être, pour voir actions : entre, regarde, attends, continue, mets, rappuie localisations : dans le menu, là, en dessous, ça, sur menu, là-haut marques de réussite / échec : continue, alors attends, voilà / non, non... Les déductions indiquées permettent de comprendre pourquoi les hypothèses sont parfois contradictoires et comment l'utilisateur passe d'une hypothèse à l'autre.
On assiste, dans cet extrait, à un certain nombre de tâtonnements, et de tentatives qui se révèlent toutes infructueuses. Dans la suite des tests, ces tentatives se verront aboutir, et la tâche assignée par les expérimentateurs sera réalisée. Si l'on s'en tient à une étude de la performance et à une étude des entretiens a posteriori, les résultats globaux seront positifs. Pour tempérer ces résultats, en général, on s'intéresse aussi aux actions erronées précédant la réussite de la tâche. On peut se demander également quel est le prix de cette réussite et de ces tâtonnements.
Les verbalisations spontanées lors de la réalisation des tâches, prises en compte comme observables, offrent une richesse complémentaire permettant d'apporter des éléments de réponse, en termes de ressenti subjectif des utilisateurs. Dans l'extrait ci-dessus, on en observe de nombreuses matérialisations comme un grand nombre de "non", des soupirs, des hésitations et des répétitions "continue continue / non non", des signes d'agacement, et enfin, la personnalisation de l'appareil qui rejette les utilisateurs "il veut pas de nous".
Enfin, la comparaison de ces commentaires en temps réel avec les propos relevés lors des entretiens a posteriori révèle souvent des contradictions, indicateurs tangibles de l'écart entre savoirs de référence et savoir sur l'usage des nouveaux systèmes. 3.2. Un exemple centré opérateur : les acousticiens Patmar
Nous menons dans un autre domaine et depuis deux ans, une recherche portant sur l'étude et la modélisation du travail collectif dans les avions de patrouille maritime français, en vue de définir les futurs systèmes embarqués. Les équipages à bord de ces avions : "les Patmar", sont composés de 13 personnes dont les rôles et les missions sont bien identifiés. Notre étude porte plus précisément sur l'analyse des trois opérateurs acousticiens (et des deux postes dédiés) dans le contexte de l'équipage au complet et plus particulièrement en relation avec un interlocuteur privilégié : l'opérateur tactique. Les systèmes étant amenés à évoluer, notre étude à consisté dans un premier temps, à identifier les situations critiques actuelles (du point de vue technique et opérationnel), pour ensuite tenter d'inférer les évolutions possibles des systèmes et leur conséquences sur l'activité des opérateurs [7].
Notre étude a porté sur l'analyse de 9 missions d'entraînement, de 4 heures chacune, réalisées en simulateur pleine échelle reproduisant l'ambiance lumineuse et sonore des Patmars sur lequel les équipages au complet s'entraînent régulièrement. Si nous avons pratiqué un certain nombre d'observations directes, nous avons également recueilli toutes les verbalisations en cours de mission, au moyen d'enregistrements audio 4 pistes. De plus, des enregistrements vidéo et des prises de photos ont été réalisés.
* L'analyse des transcriptions
Du fait de la faible luminosité ambiante, et du peu de recul dans le simulateur, les enregistrements vidéo se sont avérés de piètre qualité, et la description de l'activité des opérateurs n'a pu être réalisée qu'à partir des transcriptions des verbalisations.
Un travail minutieux d'analyse de ces transcriptions a permis de caractériser l'activité des différents opérateurs au cours du temps. Des formats syntaxiques forts semblent contraindre la mise en mots et permettent d'isoler, sur un critère de présence ou absence de termes (verbes, nominalisations, données chiffrées, utilisation du conditionnel, de marques de la personne "on/je", de termes tels que "a priori"...) 7 types d'énoncés correspondant aux annonces faites dans le téléphone de bord par les acousticiens. Ces énoncés permettent ainsi d'identifier les différentes étapes de l'activité de diagnostic effectué par les opérateurs.
* Les analyses initiales
L'analyse des verbalisations a permis en outre de mettre en évidence la dimension collective du travail. Nous avons, par exemple, isolé l'un des moments de l'activité des acousticiens consacré à la coordination : la répartition des données à traiter lors de la réception de nouvelles informations issues des senseurs acoustiques (bouées). Lors de l'analyse avec Kronos de cette tâche particulière, les analyses ergonomiques initiales -- à travers les graphes d'activité -- aboutissent à des résultats tels que :
De son côté l'analyse linguistique initiale a montré que l'on a trois types de communications bien différenciables au niveau de la forme, par l'intonation : communication criée et destinée à toute la cellule acoustique, communication à intensité normale adressée à son voisin et communication chuchotée dans le téléphone de bord et à destination potentielle de tout l'équipage. En fait, on se rend compte qu'à une posture particulière (position assise) correspond un support de communication particulier (communication dans le téléphone de bord), que des périodes de stress (position debout, communications criées, débit rapide) alternent avec des périodes d'activité plus réduite (gestuelle et verbale, position assise)...
D'autre part, la comparaison des répartitions des marques de la personne ("je", "tu", "on" collectif, formes d'adresse, apostrophes...), des temps (présent, impératif, futur, conditionnel)... et de ces trois types de communications a permis de qualifier les échanges entre acousticiens. Si l'acousticien 1 utilise deux fois plus de formules d'adresse vis à vis de l'acousticien 3 que de l'acousticien 2, les répartitions en types d'adresses (allocutaire, délocuté) sont d'une remarquable homogénéité et viennent contredire l'interprétation initiale suivant laquelle il existerait des adresses différentes à l'un et à l'autre.
* Un exemple d'analyse croisée et ses conséquences sur la conception
En revanche, il apparaît clairement, qu'en fonction de l'activité, ces comportements langagiers varient ; lors du partage des bouées par exemple, entre le premier et le deuxième acousticien une coopération de l'ordre de la négociation s'instaure (1) tandis que les échanges entre le premier et le troisième sont impératifs (2).(Un extrait des verbalisations lors du partage des bouées figure en annexe). Négociation d'un côté, ordre de l'autre, les rôles sur cet extrait sont bien définis et viennent étayer l'analyse de l'activité qui notait un degré de compétence différent en fonction des acousticiens (deuxième expérimenté, troisième, novice).
Actuellement, le tacticien, qui est chargé du largage des bouées, annonce, comme en début d'extrait, les bouées à veiller. En matière de conception, on pourrait imaginer lui fournir des outils d'assignation automatique des bouées à veiller, assignation imposée aux acousticiens. Ce type d'aide permettrait de diminuer le flot de communications, par ailleurs décuplé lors de ces phases de coordination, et de limiter les malentendus. Cependant, on s'aperçoit que le partage des bouées est constamment le fruit d'une négociation, occasion pour chacun de se constituer en temps réel une représentation du travail des autres opérateurs. L'assignation automatique des bouées à veiller supprimerait ces occasions ce qui risquerait d'altérer le travail collectif, ces représentations étant alors plus difficilement construites.
4. Une sensibilité aux pratiques langagières, socilaes et professionnelles qui modifie le regard du praticien La spécificité de notre approche s'exprime à plusieurs niveaux : dans un dialogue et une pratique interdisciplinaire certes, mais dans une sensibilité qui découle de cette interdisciplinarité surtout et qui modifie regard, analyses et pratiques de l'intervenant. Si des dialogues interdisciplinaires existent déjà depuis une dizaine d'années entre linguistique et ergonomie, l'originalité de notre démarche tient à notre pratique commune, avec des objectifs communs, en ergonomie de conception qui fondent une méthode sur la base de deux analyses "disciplinaires" entières.
S'intéresser aux communications verbales est propre à toutes les sciences humaines, en faire son objet et développer des outils pour les analyser est plus particulier à une linguistique s'intéressant aux productions verbales en situation. Le type d'outils dont dispose le linguiste est le repérage et la systématisation de traces ou marqueurs que représentent les temps utilisés, les marques de la personnes, les adverbes, ... ceci provient d'une conception de la langue comme "porteuse" de traces de l'activité mentale (à laquelle nous n'avons pas directement accès) du sujet parlant [12] [13].
L'apport de la linguistique n'est certes pas dans le "décodage" du sens des mots, mais dans le postulat que la mise en mots elle-même est porteuse de sens. Il est en effet acquis, depuis une trentaine d'années qu'on ne parle pas de la même manière dans différentes situations [14]. Le lexique utilisé change mais également l'intonation ou la syntaxe. On parle alors de genre, au sens bakhtinien [15], voire de style. Ce sont ces styles, ces formats syntaxiques particuliers d'énoncés auxquels s'attache le linguiste et qui lui permettent d'analyser et non d'interpréter les verbalisations en présence, mieux, qui lui permettent de rendre compte de divers phénomènes à côté desquels on risque de passer sans cette analyse.
Sensibilité dans notre pratique, donc, aux verbalisations, aux mises en mots particulières, et aux analyses à déployer pour leur description, mais également aux écrits. De l'ethnométhodologie, l'ethnographie de l'écrit, l'étude de la littérature grise et des écrits à plusieurs mains [16], mais également de l'ergonomie, avec l'écrit, trace d'activités métafonctionnelles [17], nous retirons une sensibilité particulière qui oriente regard et analyses.
Cette sensibilité du praticien, enfin, permet lors de la phase de l'analyse de la demande, une réponse plus différenciée, et peut permettre de déboucher sur des propositions en ergonomie intégrant diverses facettes.
5. Conditions et enjeux Au travers de la démarche proposée et de son application dans deux exemples, nous espérons avoir montré l'enrichissement que constitue, en ergonomie de conception, une intervention alliant analyse de l'activité et analyse fine des pratiques langagières.
Si, comme nous le mentionnions [8] [9], un dialogue interdisciplinaire existe entre linguistique et ergonomie, peu d'interventions communes en ergonomie de conception existent. A cela, plusieurs raisons. Peu de linguistes , en France, se situent sur le terrain de l'intervention. Le linguiste n'est classiquement pas un praticien, même si depuis peu des interventions apparaissent. En revanche, les approches s'intéressant aux communications, telles que les théories pragmatiques, les courants issus de la philosophie du langage, la sémiologie, ou l'ethnographie de la communication, sont parfois utilisées sur le terrain du travail et fournissent des outils utilisés par les ergonomes. Or, en regard de ces approches communicationnelles, l'apport de descriptions linguistiques n'est généralement pas perçu par les ergonomes, le linguiste souffrant d'un manque de représentations à son sujet.
Une collaboration, telle que nous l'avons présentée, ne s'adresse pas à deux corps disciplinaires idéalement homogènes. Toutefois, la grande variété des pratiques, dans les deux disciplines, n'est pas incompatible avec l'élaboration de représentations en partie partagées, représentations parfois préexistantes, souvent à définir, ne serait-ce que dans le cadre de l'ergonomie de conception. De ce fait, un certain nombre d'ajustements sont nécessaires afin de définir avec cohérence un objet d'étude nécessitant des outils de recueil de données et d'analyse communs.
Le temps, par ailleurs, est une dimension importante dans une telle entreprise. Notre démarche, en effet, n'a pu être définie que grâce à une étude sur la durée, ce qui n'est pas souvent le cas en ergonomie de conception, même si, une fois définie, nous l'appliquons à des interventions plus ponctuelles. Toutefois, une telle démarche nécessite un investissement important en temps, ce qui est parfois incompatible avec des interventions dans un contexte de consultanat. Enfin, l'ergonomie rencontrant déjà des difficultés à se faire entendre des concepteurs, et les pratiques linguistiques étant du domaine de l'impalpable, le chemin risque d'être long...
Conclusion La démarche proposée, résultat de pratiques en constante évolution, est elle-même susceptible d'évoluer en fonction des expériences et interventions futures. Bien que l'accent soit aujourd'hui mis sur l'analyse linguistique des verbalisations, on peut imaginer étendre cette démarche ; des apports disciplinaires, tels que la sociologie, l'ethnologie ou la psychologie, y étant plus massifs. Pratique et recherche s'y retrouvent donc, en perpétuel dialogue, venant s'enrichir mutuellement. Démarche ambitieuse et minutieuse à la fois, elle s'applique aujourd'hui à des domaines où les relations entre activité, organisation et dispositifs techniques sont étroites et sophistiquées. De ce fait, dans un contexte de constante complexification des systèmes techniques, le recours à une telle démarche est probablement amené à se développer.
[1] NAEL (Michel), "Quel métier pour l'ergonome ?", Actes de la SELF, 1996[Retour corps du texte] [2] DANIELLOU (François), Le statut de la pratique et des connaissances dans l'intervention ergonomique de conception, Thèse d'habilitation. Toulouse, Université Le Mirail, 1992[Retour corps du texte] [3] MALINE (Joël), Simuler le travail. Une aide à la conduite de projet. Editions ANACT, 1994[Retour corps du texte] [4] CARON-PRAGUE (Josiane) et CARON (Jean) "Processus psycholinguistiques et analyse des verbalisations dans une tâche cognitive", Archives de Psychologie ndeg. 57, 3-32, Paris, 1989[Retour corps du texte] [5] FRAISSE (Paul) et PIAGET (Jean), Traité de psychologie expérimentale, P.U.F, 1963[Retour corps du texte] [6] DANIELLOU (François), La modélisation ergonomique de l'activité de travail dans la conception industrielle. Le cas des industries de processus continu. Thèse de doctorat, 1985[Retour corps du texte] [7] THOMAS B. SHERIDAN, Telerobotics, automation, and human supervisory control. The MIT Press, 1992[Retour corps du texte] [8] BOUTET (Josiane) (dir), Paroles au travail, L'Harmattan : Paris, 1995[Retour corps du texte] [9] PELLEGRIN (Bernard) et FAITA (Daniel) "Chanter les voies... ergonomie et linguistique", Actes de la SELF, 1990[Retour corps du texte] [10] LACOSTE (Michèle) "Intéraction située et dimension collective du travail", in SIX et VAXEVANOGLOU, Les aspects collectifs du travail, Octarès Editions, Toulouse, 1993[Retour corps du texte] [11] L'analyse des verbalisations d'opérateurs en situation de travail, Actes de la journée d'étude du 1er juin 1995 à Lyon.[Retour corps du texte] [12] CULIOLI (Antoine) Pour une linguistique de l'énonciation, Ophrys : Paris, 1990[Retour corps du texte] [13] LABOV (William), Sociolinguistique, Minuit : Paris, 1976[Retour corps du texte] [14] CARON (Jean) Précis de psycholinguistique, PUF : Paris, 1989[Retour corps du texte] [15] BAKHTINE (Michaïl) / VOLOCHINOV "La structure de l'énoncé", 1930, in TODOROV (Tzetan) M. Bakhtine et le principe dialogique. Ecrits du Cercle de Bakhtine, Paris : Seuil, 1981[Retour corps du texte] [16] PENE (Sophie) "Traces de mains sur écrits gris" in [8][Retour corps du texte] [17] FALZON (Pierre), "Les activités métafonctionnelles et leur assistance", in Le travail humain 57 , 1994[Retour corps du texte] Annexe : extrait de verbalisations
Acousticien 3 Acousticien 1 Acousticien 2 Tacticien reçu bon tu laisses tomber les bouées tu prends l'écoute de 41 à 46 OK donc on prend 41 OK 41 à 46 (prise à 46 (se lève) de notes) à la place de 74 01 alors 74 la place tu mets la 46 oui ouais ou alors c'est moi qui prends ouais ou alors c'est moi qui les prends et puis lui euh ben non c'est à la place hein non non ah d'accord lui il a ces deux là et moi j'ai ces trois là (montre sur l'écran) non non moi j'ai la 46 / la 46 et la 45 (sélectionne à l'audio) oui attends il a ce qu'il faut moi je 74 1 3 prends trois de celles-là et puis euh moi j'ai la 46 ah ben euh la 74 là il a la 74 / mais ben justement je il l'a déjà (désigne prends tout ça et je papier A1) lui file 2 de chez moi / (désigne papier A1) off pourquoi ? ah bon ben qu'il garde ben autant qu'il la hein garde hein bon ben tu prends moi j'en prends 3 celles que tu as alors oui oui là-dedans/ la 74 c'est ça (désigne papier A1) tu prends donc la 46 à la place (se tourne vers A3) c'est ça hein ? (reviens vers papierAI et se tourne vers A2) moi c'est la 46 ensuite la 1 tu la et la 45 gardes non non je la je la balance ouais ouais il balance la 1 la 45 faut qu'je la 45 ouais affirm mette à la place et c'est tout et moi je prends 43 (notes sur ouais (A1 montre si tu peux en jdb)non non tout poste A3) (se prendre une de plus le reste il faut rasseoit) voilà OK ? Est-ce que tu peux que je garde voilà en prendre ? ici (notes sur jdb) derrière là ? non tu peux pas ? donc je prends 41 42 43 44 / (notes jdb) 41 42 43
[1] Les situations auxquelles nous nous intéressons sont dites d'"activité" et incluent situations de travail et situations domestiques, cf M. NAEL à ce sujet [1]. [2] concernant les types de verbalisations, voir par exemple CARON-PRAGUE J. et CARON J. [4] ; sur les consignes cf P. FRAISSE et J. PIAGET [5] [3] il s'agira dans une activité de travail collective de définir par exemple, si l'on s'intéresse à des questions de coopération, combien d'opérateurs et lesquels, en fonction de quels critères, doivent être pris en compte... [4] Kronos est un logiciel distribué par l'ANACT dont l'auteur est A. KERGUELEN [5] Cet exemple est tiré d'une intervention effectuée par ARTIS FACTA pour le compte du CCETT [6] Cette étude commandée par Thomson Marconi Sonar est soutenue par la DRET- G9 et menée en collaboration avec le Laboratoire d'Ergonomie du CNAM. [7] proches de langages opératifs définis par P. FALZON, 1989. [8] dans le cadre du réseau "Langage et Travail" par exemple, des séminaires cf BOUTET J. [8], les travaux de l'APST à Aix en Provence voir par exemple [9] des présentations croisées comme M. LACOSTE sur l'intérêt de la sociolinguistique en ergonomie, SELF 89, ou encore LACOSTE [10]. Voir aussi [11]. |
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