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Croquis et agaceries d'un ergonome qui fait commerce de son art
    




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Par Henri FANCHINI
henri.fanchini@artis-facta.com

ARTIS FACTA - Ingénierie des Facteurs Humains
51, rue de l'Amiral Mouchez - 75013 PARIS
Tél : +33 1 43 13 32 33 - Fax : +33 1 43 13 32 39 *

Paru dans les actes du XXXIème de la Société d'Ergonomie de Langue Française (SELF), Bruxelles.



Résumé

Pourquoi le marché de l'ergonomie stagne-t-il ? En quoi le fait de situer nos interventions en réponse à une "demande" en ergonomie est-il encore concevable ? Pourquoi ne peut-on échapper à cet irritant glissement sémantique qui "chosifie" l'ergonomie ?

Bannissant toute pudibonderie terminologique, le propos de cette communication est d'instruire un certain nombre d'interrogations en forme de démangeaisons qui ont trait au positionnement du métier de consultant en ergonomie en France.



1. Pourquoi le marché de l'ergonomie ne décolle-t-il pas ?

Le conseil en management (stratégie, ressources humaines, financier) qui a vu le jour au début du siècle ne s'est véritablement développé que dans les années 50 et 60. Au cours des années 80, deux segments ont connu une expansion spectaculaire : le conseil en informatique et le conseil en gestion des ressources humaines. Sur ce marché on trouve aussi bien des grands cabinets internationaux (plus de 500 personnes) que des cabinets de "petite taille" (moins de 50 personnes).

Confronté au panorama du conseil en général, le secteur du conseil en ergonomie, par la taille de ses structures et de son marché, fait figure de microbe : encore dans les limbes, il est appelé (espérons-le) à devenir virulent dans les années à venir.

On peut légitimement s'interroger sur les raisons qui font que l'ergonomie --discipline plus ancienne que l'informatique-- tarde à prendre son envol... Afin d'identifier ce qui obère le développement du conseil en ergonomie, esquissons le schéma (fig. 1) des forces concurrentielles en présence, selon le modèle canonique de PORTER [1].

Figure 1 : Forces concurrentielles dans le champ de l'ergonomie francophone

La concurrence entre cabinets de langue française (force 1) est réelle, mais encore trop faible pour constituer un facteur limitant du développement, dans la mesure où le "marché" de l'ergonomie est loin de la saturation et autorise toutes les formes de segmentation. Il pourrait en être autrement de la menace des cabinets "étrangers", dès lors que la spécificité (affirmée) de l'ergonomie de langue française s'avérera battue en brèche[3]...

Les clients (force 2) même s'ils ont un pouvoir de sélection (au travers des appels d'offres) n'exercent pas pour l'instant un pouvoir de domination (qui les amènerait par exemple à choisir systématiquement les moins-disants dans leur consultation).

Les pseudo-concurrents (force 3) sont parfois décriés[4] par les consultants comme une concurrence "déloyale". Mais en réalité, les services internes des "Grands Comptes" (principalement du secteur public) sont plus portés (en raison de la conjoncture, et par manque d'effectifs une fois les besoins mis à jour en interne) à externaliser les prestations en ergonomie, qu'à les internaliser. De même, les relations entretenues avec les structures de recherche et d'enseignement sont trop symbiotiques pour constituer une substantielle menace de concurrence pour l'activité de conseil.

La véritable menace provient des entrants potentiels venant d'autres secteurs du conseil (force 4) et à plus long terme d'autres secteurs industriels[5] (force 5) qui sont en mesure --pour peu qu'ils s'y intéressent-- d'acquérir des savoirs et de se réclamer de la pratique de l'ergonomie, au risque de mettre en oeuvre des approches très réductrices du métier. Ainsi, l'apport ergonomique peut-il être dérouté de multiples façons : ergonomie-cosmétique du design, marketing-ergonomique consumériste, ergonomie-sélection des ressources humaines, ergonomie-alibi de l'automatisation à tout crin...

Pourquoi les forces concurrentielles des nouveaux entrants potentiels (forces 1', 4 et 5) n'ont-elles pas encore franchi la barrière ? Simplement parce que les logiques diffèrent fondamentalement. Celle qui caractérise la stratégie d'une firme de conseil "classique" s'établit en terme d'offre de produit-service.

Or, ce qui anime le petit monde de l'ergonomie francophone (forces 1, 2 et 3), est basé (et d'une certaine manière se suffit) d'une réponse à la demande.

L'hypothèse qu'un positionnement attentiste et exclusif en terme de réponse à la demande pénalise le développement de l'ergonomie, mérite d'être examinée.



2. Brève autopsie de la notion de demande en ergonomie

2.1 Origines de l'inclination vers la demande

Ce qui est ici considéré, c'est l'implicite du terme de "demande[6]", dès lors qu'il s'exerce dans le cadre d'une relation de consulting, autrement dit, d'une relation commerciale.

Le positionnement originel de l'ergonome, prêtant l'oreille à une demande que l'on viendrait déposer à ses pieds comme une requête, trouve plusieurs explications :

  • depuis longtemps des demandes, exprimées comme telles dans le champ social, sont adressées à l'ergonomie. Celles-ci sont souvent formulées par des instances représentatives du personnel ou des institutions en prise avec la santé. Elles ont trouvé un écho conséquent auprès des ergonomes, à une époque où l'engagement politique de chacun vis-à-vis des projets de société était affirmé. Ces demandes n'ont pas disparu, mais la prééminence des problèmes de l'emploi occultant ceux du travail, conjuguée à l'affaiblissement de la représentation salariale dans les entreprises, expliquent pour beaucoup leur mise en sourdine. Ces demandes refoulées subsistent plus que jamais, parfois assumées par le courant de la psychodynamique.

  • les réponses des praticiens à la demande ont été construites, développées et mises en oeuvre dans les laboratoires de recherche et les structures d'enseignement. Il en découle, par définition (mais à tort si l'on s'en réfère à LATOUR [2]), que la pratique s'exerce dans un cadre non lucratif. Répondre à une demande est par essence un acte "noble et désintéressé". A l'inverse, faire une offre de service, est suspect et perçu comme vénal.

  • ces mêmes praticiens, lorsqu'ils interviennent en marge de leur structure professionnelle endossent un statut assimilable juridiquement aux professions libérales. A l'instar des médecins ou des avocats, à qui leur Ordre d'appartenance interdit toute forme de publicité, l'exercice et la notoriété du consultant en ergonomie s'est donc bâtie sur un réseau de relations opérant par le bouche à oreille.

Dans ce contexte, toute attitude pro-active sous forme d'offre affichée de services, aussi dénuée d'agressivité soit-elle, n'a pas lieu d'être. Or, qu'en est-il des consultants ? Ont-ils vissé une plaque en cuivre à leur porte et attendent-ils que l'on frappe à celle-ci ?

2.2 Le pedigree des clients de l'ergonomie

Las, cette vision romantique s'évanouit. à bien y regarder, il s'avère presque sans exception, que la "demande" qui survient, nimbée de son immaculée spontanéité, est le rejeton d'une habile prospection, diversement ciblée, parfois déguisée, souvent opiniâtre, toujours préméditée...

Comment se nouent les affaires pour la plupart des consultants ? Pour beaucoup, de gré à gré, par relations ; de plus en plus sur appel d'offres, sous la pression réglementaire ; plus rarement par "démarchage" direct : parce que ce serait inélégant pour la profession, mais surtout parce qu'il faut faire preuve d'un apostolat sans limites dès lors que l'on se tourne vers des prospects qui ignorent tout des vertus de l'ergonomie.

A ces trois manières, correspondent trois grandes catégories de clients (tab. 1), dont les demandes sont avant tout déterminées par la représentation qu'ils se font de l'ergonomie.

Tableau 1 : représentations de l'ergonomie chez les demandeurs

D'un côté, l'on trouve les "convertis" à l'ergonomie, friands d'un apport méthodologique, attentifs à la construction des problèmes et acquis à la démarche participative. De l'autre, les non initiés qui ne connaissent l'ergonomie que de l'extérieur et qui privilégient les solutions et les résultats par rapport aux méthodes.

Ceci étant, dans la grande majorité de relations contractuelles qui s'établissent entre un consultant ergonome et un client, il y a quelque part du côté du client, un ergonome qui est pour quelque chose dans l'affaire : les clients des ergonomes sont des ergonomes.

Cet état de fait nous interroge tous autant que nous sommes : les consultants sur notre capacité à convaincre a priori nos interlocuteurs non ergonomes de la valeur ajoutée de nos services ; la discipline ergonomie sur sa capacité à s'expliciter en dehors de son milieu natif et sur sa réelle robustesse lorsqu'elle est véhiculée par de non ergonomes...

L'ergonomie n'aurait elle pour seule alternative que d'être condamnée à l'ésotérisme ou de s'afficher de façon tapageuse mais réductrice ?

2.3 La recevabilité de la demande

Au travers de notre pratique du consulting, il apparaît que les conditions de recevabilité de la demande ont considérablement changé ces dernières années.

En premier lieu, nous n'avons accès qu'aux demandes exprimées et audibles au travers de l'épaisseur de la conjoncture économique ambiante. Qu'en est-il des demandes avortées, mutilées et non traitées qui sont ancrées dans les PME, les régions et le secteur agricole, pour ne citer que quelques zones sinistrées...?

De plus, la propension à privilégier l'ergonomie cognitive et par contrecoup à délaisser l'ergonomie "traditionnelle", oriente délibérément l'ergonomie francophone vers les secteurs de la haute technologie, généralement les plus solvables...

En second lieu, l'intervenant est désormais très isolé pour jauger la recevabilité de la demande, alors que dans nombre de projets d'informatisation, d'automatisation ou de conception, le risque de déstabiliser des emplois augmente.

Dans le passé, les intervenants trouvaient des indices pour instruire cette nécessaire recevabilité, relayés qu'ils étaient par la présence d'une diversité d'acteurs sociaux.

Aujourd'hui, le commanditaire est fréquemment un responsable de projet, soumis à des contraintes peu explicites, promoteur d'une vision unilatérale de la situation d'intervention. Et le libre arbitre du consultant constitue en tant que tel une mince garantie.

En quelques années, nous sommes passés de la certitude d'agir sur les conditions de travail en supprimant des formes de pénibilité, à la crainte permanente d'être manipulés et de dégrader à terme l'emploi des gens.

Il est peut-être temps d'inverser les termes du débat (fig. 2), autrement dit passer de la question de la recevabilité de la demande à celle de la nature de l'offre, et de déterminer par nous même ce que serait une offre déontologiquement correcte.

Figure 2 : inversion de la demande et de l'offre en ergonomie

Se positionner sous l'angle d'attaque de l'offre suscite de nouvelles questions qu'il convient de traiter.



3. De la nécessité d'affirmer une offre en ergonomie

S'inscrire dans une logique de réponse à la demande convient lorsque l'on s'adresse au cercle restreint des clients convertis à l'ergonomie, mais cette approche néglige la bande passante des clients non initiés.

D'ailleurs, les préoccupations de l'ARTEE et du SPE, au delà de leur vocation à professionnaliser les pratiques et les compétences du métier, peuvent s'interpréter comme autant de coups de pouce à la notoriété de la discipline et comme la volonté d'offrir une plus grande "lisibilité" de la profession à l'extérieur du vase clos où elle se maintient.

Aussi, convaincus que nous sommes que structurer une profession sur la seule base d'une réponse à la demande est une gageure, nous pensons qu'il est temps de nous positionner, beaucoup plus activement et clairement en terme d'offreurs de services, pour les raisons ci-après.

3.1 Éviter un déchirement de la profession

Au sein de la profession, on peut s'inquiéter d'une certaine distanciation qui s'opère entre deux familles de praticiens (fig. 3).

D'un côté, des ergonomes qui, toujours en prise avec la demande sociale et les questions de santé, présentent des profils de cliniciens et constituent des médiateurs actifs dans les conduites de changement. De l'autre, les ergonomes orientés conception et produit, qui sont poussés --parfois malgré eux-- vers des rôles de prescripteurs. Ces seconds, même s'ils ne s'en réclament pas, s'inscrivent dans une logique d'offre.

Dire que l'ergonomie est en prise avec la demande sociale, c'est dire que l'ergonomie revendique d'être en prise avec des sujets, et non pas avec des objets. Elle ne chosifie pas et n'instrumente pas. A ce titre, elle est brouillonne[7]. Or, être "brouillon" autrement dit, essayer, expérimenter, co-construire une intervention [3] est admis et compris lorsque l'on traite une demande que l'on accepte comme telle. L'obligation de moyens prime sur celle de résultat, surtout si le client est un "converti".

Figure 3 : déchirement possible de la profession

Par contre, la logique de l'offre n'admet pas --au plan de la communication externe d'un cabinet de consulting-- le côté "brouillon" qui est suspect aux yeux du client non initié. Ainsi, faut-il pouvoir faire preuve de plus d'assurance, donner à voir des méthodes en ergonomie (apparentées à de l'ingénierie) qui soient intelligibles par d'autres corps de métier, et s'engager sur des résultats concrets.

Est-ce à dire que nous serions confrontés à un schisme méthodologique, avec d'un côté, des réponses sur mesure à la demande, et de l'autre, des offres prêt à porter de services ?

La réponse est plus subtile. Comme le note GADREY [4], ce qui caractérise la structuration d'un domaine de consulting c'est la dialectique suivante :

  • la complexité croissante des problèmes à traiter, la spécialisation et l'intégration exigées éloignent constamment le conseil de la standardisation du service qu'il rend...

  • mais à l'inverse, la rationalisation des processus et la formalisation des méthodes rapprochent constamment une partie de l'activité des cabinets de la standardisation non pas de leur service mais de certaines étapes du processus.

3.2 Anticiper plutôt que subir les forces concurrentielles

Considérons à nouveau le croquis des forces concurrentielles. Les nouveaux entrants potentiels qui se préparent à investir le marché de l'ergonomie vont s'inscrire dans une logique de l'offre à laquelle seront sensibles toutes sortes de clients qui méconnaissent l'ergonomie "authentique". Pour cette raison, les ergonomes "de souche" se doivent d'afficher une lisibilité en terme d'offre, alors qu'actuellement ils sont dans la position du restaurateur qui --sans carte ni menu à proposer--, tente de convaincre ses convives qu'ils sont assurés de bien manger...

Les nouveaux entrants en provenance du conseil en organisation, en management, en informatique, en communication, sont tous armés de méthodes estampillées revendiquant un caractère instrumental et une rigueur sans faille. De même, le courant Human Factors d'Outre Atlantique, est beaucoup plus normatif et prescriptif que ne l'est l'approche francophone.

Cette dernière, à l'inverse, qu'il s'agisse de ses structures d'enseignement ou de consulting, au fur et à mesure qu'elle se construit, laisse "échapper" --voire dédaigne-- les matières qui sont d'ores et déjà instrumentées et qui procèdent d'une vision technicienne de l'ergonomie.

On trouve à une extrême, tout ce qui a trait aux facteurs d'ambiance (acoustique, environnements toxiques, éclairagisme, gestes et postures, fiches de poste...) pris en charge par les services de médecine du travail ou les organismes de contrôle technique agréés.

A l'autre extrême, les modélisations cognitivo-informatiques de toutes sortes, développées dans des officines d'informatique et d'automatisme.

Et au centre, l'ergonomie au sens "noble", qui se prévalant de son approche "globale", laisse l'intendance à d'autres. A trop se complaire dans cette distribution de rôles, l'ergonomie risque de n'apparaître, aux yeux des clients non initiés --en ingénieurs pragmatiques qu'ils sont-- que comme une intarissable source de finasseries...

Mais qu'elle le veuille ou non, comme toute discipline, l'ergonomie s'expose à un processus de vulgarisation. Et à trop se laisser déposséder de toutes ces matières qui, considérées isolément sont bien sûr réductrices de l'ergonomie, la profession y perd en cohésion et en crédit vis-à-vis de l'extérieur.

Dès qu'elles seront mieux instrumentalisées, les méthodes de l'ergonomie seront convoitées par des entrants potentiels bien souvent incapables de lire "entre les lignes".

Déjà, les informaticiens, les designers, les organisateurs se réclament de l'ergonomie.

Dans le même ordre d'idée, certains clients séduits par l'ergonomie vulgarisée se rapprochent d'une logique de l'offre, dans la mesure où les "demandes" qu'ils formulent deviennent précises à l'excès et posent par avance un diagnostic de la situation.

On peut imaginer que nous soient bientôt réclamées des interventions "formatées" tels "deux jours d'analyse de la tâche, un relevé d'éclairement et trois préconisations anthropo-dimensionnelles", avec pour sous entendu "le-reste-on-s'en-charge...".

Enfin, le renforcement des relations contractuelles qui doivent s'établir au travers des appels d'offres, dans le cadre de l'élargissement communautaire européen, pousse par définition vers une logique d'offre, même si certains consultants le déplorent[8] au motif que ce procédé réduit l'interaction fondatrice de l'intervention.

La conclusion, en apparence paradoxale, est que s'il l'on veut pouvoir continuer à "enrichir la demande", autrement dit, se donner les moyens d'orienter nos interventions en fonction de diagnostics établis par nos propres soins, il est urgent de structurer et de formater nos offres de services avant que d'autres --nouveaux entrants et clients non initiés-- ne s'en chargent à notre place !



4. Les difficultés liées à l'affirmation d'une offre

Faire offre de services présente deux grands types de difficultés. En premier lieu : quels formats peuvent revêtir des prestations ergonomiques identifiées et proposées en tant qu'offre commerciale de services ? En second lieu : quel recadrage déontologique faut il mettre en place lorsque l'on se positionne en tant qu'offreur de services ?

4.1 Les prestations ergonomique sont-elles formatables ?

La mise en forme de certains types de prestations est un passage obligé pour qu'un domaine du consulting puisse se structurer et se professionnaliser. Elle se justifie moins par la recherche d'une relative reproductibilité des prestations qui améliorerait le fonctionnement interne des cabinets, que par la nécessité d'offrir une relative unicité de vue quant à certains produits-services, à des clients qui jusqu'ici pourraient penser qu'il y a autant d'ergonomies différentes que d'ergonomes. En effet, actuellement nombreuses sont les situations où le client par prudence souhaite "payer pour voir".

Il semble assez évident que l'ensemble des prestations à caractère technique évoquées précédemment et dont l'ergonomie ne doit pas se laisser spolier, sont candidates à une mise en forme intelligible et intelligente dans le cadre d'une offre de services.

Par expérience [5], nous sommes convaincu qu'entrer par "la petite porte" au moyen d'une approche technique apparemment anodine, permet à l'ergonome généraliste d'enrichir la problématique locale, là même où tout autre type d'intervenant manipulant un sonomètre ou un luminancemètre serait passé à côté...

La question de la mise en forme est beaucoup plus délicate, lorsqu'elle vise les démarches méthodologiques qui constituent le coeur et la spécificité de la discipline. Néanmoins, il y a sûrement des choses à faire. Le diagnostic court [6], mis en place par l'ANACT et les ARACT, est à ce titre une expérience intéressante. Elle permet de toucher du doigt les contraintes méthodologiques liées à une prestation volontairement limitée à quelques jours, ayant pour visée pédagogique de "mettre en mouvement" l'entreprise et d'esquisser les apports d'une coopération avec des ergonomes. Ceci étant, le diagnostic court s'enclenche suite à une demande et demeure gratuit pour l'entreprise. Bien qu'il s'en défende, il défriche et préfigure à sa façon ce que pourraient être une offre en terme d'audit.

Il nous reste donc à inventer, mettre au point, débattre et valider des formats d'offres de services. C'est une tâche que les principaux intéressés, à savoir les consultants, ne peuvent endosser seuls. Cette offre de services doit être façonnée dans les structures d'enseignement et de recherche, puis portée au regard des pairs, dans la mesure où elle intéresse les questions déontologiques.

4.2 La déontologie liée à l'offre

En regard de la chasse ambiante aux réserves de productivité, la problématique complexe de la maîtrise des effets de toute intervention interroge la déontologie de l'intervenant. Schématiquement, nombre de situations et dilemmes se ramènent au même archétype (fig. 4).

Figure 4 : problématique des contrecoups de l'intervention

Que l'on soit récepteur d'une demande ou en position d'offreur de services, le libre arbitre des consultants qui font acte de clairvoyance au delà de la durée de leur propre intervention est mis à rude épreuve[9]. Mais la clairvoyance et le libre arbitre ont leurs limites et leurs faiblesses, d'autant que les garde-fous d'antan, prenant appui sur la représentation salariale, se sont dérobés. Il importe donc de déplacer une partie du poids qui pèse sur les épaules de l'intervenant vers des instances ayant pour rôle de :

  • véhiculer, à l'attention de potentiels clients non initiés, des messages prophylactiques explicitant les préceptes moraux de la profession. Dans cette optique, pourquoi ne pas envisager une charte des bonnes pratiques d'intervention, qui serait remise à tout client en même temps que le devis de l'offre de services ?

  • évaluer la déontologie pratiquée par les intervenants, éventuellement dans une perspective d'accréditation. Concernant ces derniers points, nous pensons --sans faire d'angélisme excessif-- qu'un positionnement en terme d'offre de services favorise plus la lisibilité des pratiques que celui de receveur de la demande, qui par son caractère discrétionnaire peut induire l'émergence de "conseillers du prince" ou de marchés captifs...

Par ailleurs une expansion du marché de l'ergonomie permettrait une plus grande "aisance" en matière déontologique. En effet, l'ergonome consultant peut d'autant plus préserver son intégrité, qu'il peut choisir et refuser des interventions ; autrement dit, il est souhaitable qu'il puisse multiplier et sélectionner ses prospects à partir de sa stratégie d'offre, plutôt que d'être dans l'attente de demandes raréfiées.

En résumé, travailler plus l'offre de services en ergonomie laisse augurer de plusieurs retombées avantageuses :

  • promouvoir la discipline auprès des clients non initiés,

  • rallier à terme plus de clients, offrir un plus grand choix de situations d'intervention, mieux maîtriser les conditions déontologiques d'intervention,

  • stimuler la recherche méthodologique, professionnaliser l'activité de consulting,

  • cimenter un conglomérat de pratiques, des plus "techniques" aux plus "conceptuelles", et revendiquer leur appartenance "insécable" à la discipline ergonomique,

  • couper l'herbe sous le pied à de nouveaux entrants susceptibles de phagocyter et dévoyer la spécificité des apports de l'ergonomie de langue française.



Bibliographie


[1] PORTER M. E. (1982) Choix stratégiques et Concurrence. Economica.

[2] LATOUR, B. (1995) Le métier de chercheur. Regard d'un anthropologue. INRA éditions.

[3] ABRAMOVSKY, C., CARBALLEDA, G., DESSORS, D. & WALLET, M. (1994) L'intervention ergonomique comme co-construction : délibération autour de 4 interventions. Actes du XXIXème Congrès de la Société d'Ergonomie de Langue Française (SELF), Paris.

[4] GADREY, J., GALLOUJ C., GALLOUJ, F., MARTINELLI, F., MOULAERT, F., TORDOIR, P. (1992) Manager le conseil. Stratégies et relations des consultants et de leur clients. Ediscience International.

[5] FANCHINI, H. (1991). From electronic data processing system analysis to the questioning of organization. Actes du XIème congrès de l'International Ergonomics Association (IEA),Paris.

[6] évaluation. Le diagnostic court à la loupe. Mensuel de l'ANACT, ndeg.195. Mai 1994


[3] Les cabinets anglo-saxons de taille imposante, sont très axés sur les méthodes d'analyse de la tâche, mais commencent à intégrer l'analyse de l'activité propre aux pays francophones.[Retour corps du texte]

[4] Confère certains débats et invectives dans les bulletins de la SELF.[Retour corps du texte]

[5] Par exemple, les services de marketing et/ou de conception de grandes firmes industrielles.[Retour corps du texte]

[6] à ne pas confondre avec la pratique de l'analyse de la demande.[Retour corps du texte]

[7] Cette idée m'a été suggérée par Dominique DESSORS.[Retour corps du texte]

[8] Cf. la rubrique "L'ergonomie par ceux qui la font", du bulletin de la SELF ndeg. 92. [Retour corps du texte]

[9] A titre anecdotique, nous avons "échappé" à une demande qui envisageait de rétribuer l'intervenant sur la base des gains de productivité qu'il aurait pu mettre à jour.[Retour corps du texte]

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