De l'analyse du système informatique à une remise en cause organisationnelle
Par Henri FANCHINI ARTIS FACTA - Ingénierie des Facteurs Humains paru dans les Actes du XIème congrès de
l'International Ergonomics Association (IEA), Paris.
Une société de production et de distribution de matériaux de couverture en fibres-ciment, ayant successivement absorbé deux fabricants de tuiles, entreprend d'étendre et d'adapter l'application logicielle de traitement des commandes en temps réel qu'elle utilise, à ses nouvelles activités, jusqu'alors non informatisées.
Notre équipe, spécialisée en ergonomie des logiciels, intervient en pleine restructuration, pour améliorer l'interface logicielle, en prenant en compte, la spécificité des divers sites de production, et l'existence, au sein du personnel, d'un différentiel quant à la maîtrise de l'outil informatique.
En première analyse, la demande focalisée sur l'interface logicielle s'avère aisément recevable. Un bilan de l'existant, axé sur les points-problèmes liés à l'application est rédigé, et suivi de spécifications fonctionnelles. En matière de spécification, l'équipe intervenante procède selon une approche méthodique, différenciant plusieurs strates de l'interface applicative, en fonction, d'une part, de leur dépendance vis-à-vis de l'activité des utilisateurs, et d'autre part, de la portée des recommandations qui s'y appliquent. Très rapidement, les observations sur le terrain mettent en évidence que les difficultés rencontrées par les utilisateurs dépendent plus d'un flou organisationnel, contrecoup de la diversification récente de la société, et des représentations inexactes et contradictoires du travail sur lesquelles se basent les instances dirigeantes, que de l'ergonomie intrinsèque de l'interface logicielle. Tant que le contexte de travail n'est pas stabilisé, il s'avère illusoire de spécifier dans le détail les "couches profondes" de l'application, telles les caractéristiques du dialogue, les fonctionnalités, la navigation dans l'application, etc... Selon les sites considérés, les méthodes de travail, héritées des modes d'organisation antérieurs au rapprochement des sociétés présentent des différences trop rédhibitoires pour que le système informatique puisse être utilisé en l'état, de manière commune et partagée au sein de la nouvelle société. Pour exemple,sur les sites de type A, les clients passent les commandes par téléphone avant de venir retirer leur marchandise. En découlent des prévisions de fabrication, une gestion du carnet de commande et une préparation des livraisons et de l'affrètement des transporteurs, les produits étant facturés en "port payé". Sur les sites B, où les produits sont facturés en "condition départ", la commande préalable n'existe pas, les clients s'approvisionnant directement sur le parc. Une planification saisonnière des campagnes de fabrication s'impose afin d'assurer une disponibilité permanente des produits. En matière de gestion prévisionnelle, les niveaux d'incertitude sont très variables selon les types de production et les habitudes de la clientèle. Aussi, on observe des différentiels de fonctionnement ayant une répercussion générale sur la manière de gérer les tâches, aussi bien au niveau commercial qu'au niveau logistique, et induisant des surcharges de travail, des procédures de récupération plus ou moins incompatibles avec le dispositif informatique, et des incohérences lors que l'on considère le fonctionnement global des 17 sites de productions de la société. Des améliorations sont apportées à l'interface, mais les intervenants insistent auprès de la Direction sur l'obligation de clarifier et d'harmoniser la situation sur le plan organisationnel, avant de faire évoluer outre mesure l'application en profondeur. Sensibilisée par le bilan de l'existant, qui met en avant l'existence d'incohérences au sein des procédures préconisées, et soucieuse d'anticiper les problèmes inhérents à la seconde absorption prévue courant 90, la Direction enrichit sa demande, traduisant ainsi sa volonté de mieux connaître l'activité réelle des utilisateurs.
Des niveaux de prestations supplémentaires sont alors engagés concernant d'une part, la réalisation d'une documentation d'aide aux tâches informatisées, couplée à une analyse de besoins de formation débouchant sur un plan de formation, et d'autre part, une analyse approfondie sur plusieurs sites, afin de résoudre certains dysfonctionnements informationnels, qui affectent l'exactitude du stock de produits commercialisables.
Documentation et formation Etant donné la grande hétérogénéité qui caractérise à la fois les multiples fonctionnalités de l'application informatique ainsi que les pratiques locales, plus qu'un simple manuel utilisateur, la documentation d'aide aux tâches informatisées s'adresse à différentes catégories d'utilisateurs. Structurée selon des entrées par "objectifs utilisateurs", elle décline à parts égales l'utilisation de l'outil informatique et la mise en oeuvre de procédures dans une perspective d'harmonisation. De plus elle est utilisée comme support de formation. Analyse et résolution des dysfonctionnements liés aux stocks Une analyse qualitative, menée sur plusieurs sites de production et de stockage, met en évidence une pléthore de micro-dysfonctionnements qui s'échelonnent tout au long de la chaîne d'information. Ces dysfonctionnements sont soit d'ordre strictement temporel, soit générateurs d'écarts quantitatifs entre les stocks physiques et leur image informatique. Ces écarts se répartissent en trois grandes catégories : 1ère catégorie : écarts d'origine "physique", correspondant à un vice de forme de l'image établie "de visu " à partir des produits entreposés. Un grand nombre de paramètres se conjuguent tout au long de la chaîne d'information : erreurs de comptage en sortie de fabrication ; erreurs de déclaration lors de la mise sur parc ; erreurs d'identification des produits ; étiquetage insuffisant ; modification des teintes des produits et altération des emballages en fonction des conditions climatiques ; omission de déclarations de la casse ; inadéquations dans l'affectation hiérarchique des caristes ; erreurs d'inventaire en relation avec la topographie des parcs de stockage ; effectifs disponibles et charge de travail ; procédures de réception contradictoire difficile à mettre en oeuvre lors de travail posté ; etc... 2ème catégorie : écarts résultant des interactions humaines avec le système informatique. En rapport avec une méconnaissance globale du dispositif informatique résultant d'un manque de formation, on observe que : l'enregistrement des mouvements inter-établissements est considéré comme une tâche secondaire en regard des commandes clients ; des transactions sont omises ou incomplètes, les détournements d'informations et les tâches vicariantes se multiplient ; des procédures parallèles et manuelles survivent à juste titre ; etc... 3ème catégorie : écarts découlant du seul fonctionnement intrinsèque du système. Par exemple, l'absence de tenue et de mise à jour du fichier articles est à l'origine d'états de stocks négatifs, qui discréditent l'image des stocks fournie par l'informatique. Suite à la diffusion de ce rapport, des solutions sont débattues entre les diverses parties-prenantes, les ergonomes se portant garants de la faisabilité des options retenues en regard des caractéristiques de l'activité et du maintien de certains particularismes locaux.
Cette intervention a permis d'illustrer la dépendance entre un certain nombre de spécifications logicielles et le contexte de travail, l'évolution notable de la demande du commanditaire, et surtout l'élargissement progressif de préconisations ergonomiques vers des recommandations d'ordre organisationnel. L'équipe intervenante, rodée aux spécifications dans le domaine des interfaces logicielles, plutôt que de se conforter dans son champ d'intervention habituel en produisant des recommandations palliatives, a préféré enrichir la demande de la Direction. A ce titre, les premières analyses de l'activité sur le terrain, mettant en évidence des disparités considérables selon les sites, ont servi d'élément déclencheur. Typiquement, alors que le traitement du "problème stocks" aurait pu demeurer du strict domaine de la recherche opérationnelle, dans ce cas, la mission confiée aux ergonomes s'est avérée particulièrement fructueuse. En éclairant tout un ensemble de dysfonctionnements (1ère et 2ème catégories) qui échappaient aux moyens d'investigations purement informatiques, mais qui pesaient d'autant plus lourd dans la balance qu'ils étaient répandus sur la plupart des sites et qu'ils intervenaient en amont de la chaîne de traitement de l'information, l'ergonomie a fait ses preuves dans un domaine où on ne l'attendait pas.
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